•                                        Le nouveau prof de Sciences Naturelles(1) Tout à fait le même genre, la petite serre.a une deux-chevaux décrépite - il changera de voiture à la fin de l'année - où s'étale, sur la vitre arrière, un grand autocollant : « Jésus Sauve ».

    Jeune, l'air animateur de camp de scout, barbe noire en bataille, il arbore toujours un large sourire.

    Dernier arrivé du corps enseignant, il doit encore faire ses preuves.

    Ses cours se donnent à l'arrière du bâtiment du Collège (cf. 12 mai & 24 juin), dans une grande pièce au rez-de-chaussée.

    De la fenêtre, on découvre La Ferme à quelques centaines de mètres et, à mi-distance, une petite serre basse en mauvais état. Inutilisée, des carreaux en sont cassés.

    Une tribu de chats tigrés, dérangés seulement par quelques escargots, y a élu domicile. Semi-sauvages, ils savent se défendre et les élèves ne les approchent que de loin en loin.

    L'un d'eux, peut-être moins méfiant que les autres, a été attrapé la veille. Winnie, Barend, Didier, Richard et moi, qui participons ce matin-là aux travaux pratiques, n'en savons rien.

    Au programme : les mammifères. La salle, éclairée profondément par les rayons du jour qui se lève, me semble plus immaculée, plus en ordre que d'habitude.

    A même les catelles grises d'un plan de travail, drogué, sur le dos, pattes attachées et tête calée entre deux petites barres de métal, se trouve le minet. On le voit respirer, mais il est dans les vaps.

    Le prof en blouse blanche - comme nous - se fend d'un bref laïus alambiqué par lequel il cherche à démontrer l'intérêt objectif de son initiative, à nous réconforter et à balayer tout sentiment de culpabilité.

    Et là, ce n'est qu'une planche.Tandis qu'il argumente, nous ravalons notre salive en nous demandant si nous allons pouvoir supporter, participer même, à cette barbarie à visage rationnel.

    Surmontant le dégoût général, l'odeur - décollage de l'intestin, l'émotion - découvrir en même temps que dépecer les trois paupières en faisant face au regard absent du matou, aucun de nous ne flanchera.

    Découpé, le cœur est immédiatement suspendu à une tige en fer et branché à un robinet. Il continuera de battre pendant toute l'opération.

    Affairés plusieurs heures durant, nous ne laisserons qu'une fourrure vide, maintenue par des fragments de squelette nettoyé, et des pièces détachées.

    Si mes camarades et moi avons pu dominer notre indignation et notre écœurement pour débiter méticuleusement un être vivant, c'est que la mise en condition nous a sérieusement amadoués: coma de la victime, observation réalisée au nom d'une démarche dite scientifique, prescrite dans un cadre et par une autorité éducative, à l'occasion de laquelle nous ne voulons pas montrer nos faiblesses.

    Evidemment, il ne me reste à peu près rien de l'enseignement proprement biologique de ce sacrifice matinal. J'en ai cependant retenu que le christianisme autorise une singulière conception du rôle de nos frères inférieurs (cf. le 12 mai).

    Pour ce qui est du prof, il a dès lors trouvé sa place. Malgré sa dégaine sympa, son visage invariablement jovial, les enseignants et élèves le respecteront, mais il ne sera pas aimé.

    D'ailleurs, il n'a pas répété cette forme de pédagogie avec les volées suivantes. Pas même sur la dépouille d'animaux abattus pour la boucherie (Ouf !).

     

    1. En haut, la tête de l'enseignant, caricaturée à l'époque par un élève.


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  • La plus grande gare d'Europe.

     

    Je sors du Deutsche Oper à Charlottenbourg

    (bing : ascension de la Prusse)

    pour tomber sur la Kaiserstrasse (paf : le Saint-Empire).

    Je passe devant d'anciennes maisons bourgeoises,

    songe que l'homme qui promène son chien

    a une épouse qui a couché les enfants,

    et c'est 1933 (boing : peste brune et skinheads).

    Deutsche Oper.Je me rends à la Bismarckstrasse

    (vlan : les guerres de l'unité allemande et leur couronnement :

    celle de 1870), où je mange une pizza

    (toc : Vénétie autrichienne, axe avec Mussolini).

    Puis, je déambule le long de rues annonymes, ordonnées, grises

    (ding : la reconstruction, Heinrich Böll,

    Ouf, ma chambre.

    Schoendoerffer, Adenauer).

    Enfin un cabaret

    (papam : tous les films sur la montée du nazisme)où un être (chboing : les SA, l'émancipation homo, la love Parade)

    en longue robe

    velours fuchsia (blam : féminisme, Rosa Luxemburg)sombre, visage anguleux, savamment mal rasé,

    pose sa main sur la mienne : "

    What can I do for you, mein Schatz ? ".

    Saturé, je ferme les yeux et demande : " Ici, on est

    dans l'ex-Berlin-Est ou Ouest ? " (tatatata : guerre froide).


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  • D'une chambre l'autre.

     

    Sous cet angle, la Châtaigneraie n'a pas changé.

    Successivement chassé de trois établissements du secondaire inférieur, je débarque en plein cours d'année au Collège Protestant Romand, dit La Châtaigneraie[1]. Inscrit comme pensionnaire, l'on cherche où m'y faire dormir.

    Il n'y a que les « maturins » qui aient droit à être seuls dans une chambre. On les appelle ainsi parce que ce sont les grands, ceux qui préparent la maturité - équivalent du baccalauréat. Les petits du primaire sont regroupés par quatre ou six, dans des dortoirs.

    Quant aux filles, elles sont logées dans La Ferme, qui n'est pas une ancienne exploitation agricole, mais une annexe, située Chemin de La Ferme, un peu à l'écart.

    Selon mon âge, on m'attribue donc un espace dans une chambre occupée par deux internes, avec lesquels je m'entends plutôt bien.

    Un grand échalas français[2], sociable mais discret, et un petit monégasque énergique, au teint mat et visage criblé de taches de rousseur.

    Pourtant, après une ou deux semaines, le court sur pattes me prend à part. Plus jeune que moi, il s'exprime avec une autorité qui m'impressionne. En quelques phrases, mon sort est réglé.

    Le bâtiment est conforme à ce qu'il était, mais les aménagements végétaux devant les façades n'existaient pas.Lui-même et son camarade sont nobles. De ce fait, comme je ne le suis pas, je dois aller dormir ailleurs.

    L'aspect « affront social » de cette éviction m'échappe complètement et je reçois sa tirade aussi simplement que s'il m'avait expliqué que deux et deux font quatre.

    Les titres, origines sociales, ne jouent aucun rôle entre les élèves que nous sommes et cet épisode constitue un exemple unique, au moins dont je me souvienne.

    Le soir même, je dors donc au dernier étage, avec deux autres roturiers. J'y perds certes d'avoir été rejeté par le duo d'aristocrates, mais y gagne de me retrouver installé au niveau des « maturins » - privilège envié.

    Nous sommes trois à partager cette sorte de belle soupente. L'un, espagnole, craintif, revêt des pull-overs de couleurs vives, parle de sa mère et sourit constamment. L'autre, un suisse allemand travailleur, un rien bourru, porte des chemises unies. Nous formerons bientôt un trio, chacun plutôt insoucieux des deux autres, tout à fait convenable.

    Le sol de la pièce se divise mentalement en trois domaines, où sont disposés pour chacun son armoire, sa petite table et son lit. Les murs des angles relèvent également de notre responsabilité individuelle. Le quatrième coin, commun comme la porte, est occupé par un radiateur et une fenêtre haut perchée.

    L'espagnol a affiché un grand poster à la gloire de l'écumage des mers - corsaires et port livré au pillage - et d'autres dévolus à divers groupes de musique pop. Le suisse allemand est plus audacieux : sur les siens apparaissent des scènes hallucinées de concert hard rock, avec des éclaboussures de sang. Il y a même une fille nue, de dos, et une autre dont on voit le nombril !

    Quand à mon bout de mur, il n'arbore que la peinture vert bleue d'origine. Mes nouveaux copains tolèrent longtemps mon inertie sans m'en faire grief. Toutefois, après quelques semaines, ils m'engagent fermement à m'occuper de ces mètres carrés, dont le navrant dénuement commence à retentit sur notre moral.

    Seulement voilà : si je n'ai rien entrepris jusqu'ici, c'est que je suis désemparé. Je n'ai aucun poster chez moi - juste des photos de chanteurs et chanteuses, trop petites pour faire l'affaire. Dissimulant mon affolement, je songe que ma mère m'aidera à trouver des images assez grandes pour être placardées et me représenter dignement.

    Le week-end suivant, je lui fais part de cette nouvelle exigence, mais c'est à peine si elle connaît le mot « poster ». Il est donc décidé qu'elle va s'atteler à trouvera une solution.

    Il n'est en effet plus question de temporiser, car à mon retour à la Châtaigneraie, ce ne sont plus mes égaux, mais un adulte, le surveillant responsable de l'étage, qui me chapitre sèchement à ce sujet.

    C'est avec excitation que le samedi suivant, je découvre le résultat des recherches de ma mère.

    Un peu comme ça, mais avec l'arrière-plan violet pâle.Triomphante, elle me montre un grand « poster » représentant Lucky Luck à cheval, sur un fond mauve pastel. Il s'agit d'une reproduction parue dans son quotidien.

    Déployée sur la table basse du salon, les plis des pages au format du journal, attirent l'attention. Sans être enthousiaste, je suis néanmoins rasséréné à l'idée que la désolation de mon mur vide va bientôt disparaître.

    Dans ma famille, une fois de plus, j'ai oublié la réalité des vrais gens. Elle se rappelle à moi lorsque, le dimanche soir, je punaise le cow-boy solitaire devant mes deux amis.

    À leur silence réprobateur, je ne pourrai opposer qu'une gêne muette. Je n'ai aucun moyen de remédier à ce désastre, dont je ne parlerai jamais.

    Ce n'est qu'après plusieurs semaines, grâce aux vacances d'été, que je pourrai enfin me débarrasser de ce signe infamant, qui m'a catalogué aux yeux de tous dans le registre des immatures - ou des surprotégés.



    [1] Aujourd'hui propriété de l'Ecole Internationale, la vénérable institution - surnommée entre nous La CHATE - où j'ai passé trois ans et demi, est rebaptisée Collège International.

    [2] J'apprendrai plus tard que, descendant de Bonaparte, il s'appelle Jérôme de Montfort.


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        Mon cher Buffon,

    Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), naturaliste, intendant du Jardin du roi de 1739 à sa mort.Tu n'y es pas du tout ! Le paon est certes un animal vaniteux, mais qui ne le serait à moins ?

    Le port imposant de la tête, ornée d'une aigrette en couronne, des rectrices rouantes, la démarche fière, les proportions élégantes de son corps, son goût pour la vie demi-sauvage en forêt, tout, enfin, prédispose cet aristocratique animal à former l'image de la majesté, et l'incline à croître en un panache où chaque ocelle tend à devenir, et non sans raison, un condensé de fatuité.

    Par ailleurs, mesquinement doté par la nature de raison et de cœur, c'est-à-dire juste assez pour qu'il ne s'en aperçoive point, il peut entretenir de la sorte la tranquillité d'esprit et de sentiment, ordinairement si nécessaire au bonheur.

    Et pourtant... encore paonneau, ce phénix ne peut dissimuler une flétrissure qui le sabote.

    Vois-tu, si sa femelle même, bien qu'incapable de faire la roue, est aussi hautaine que son compagnon - ils vivent par paires - c'est que sa race est frappée d'infirmité : son cri aigu est désagréable à certains, ignoble pour d'autres.

    Ses braillements provoquent l'effroi qui le désespèreLa disposition altière de ce grand animal n'a pas pour cause la splendeur de son être, comme croit le vulgaire, mais bel et bien la blessure morale que lui inflige ce talon d'Achille vocal.

    Incapable d'explorer les qualités fortes ou nuancées, les vérités et les joies que le chant procure à ses adeptes, lorsqu'il s'y essaie, ses semblables même se désolent.

    On prétend que le paon crie lorsqu'il considère ses pieds, mais cette légende d'origine médiévale ne semble exister que par charité : il n'a besoin d'aucun stimulant pour que ses vociférations provoquent l'effroi qui le désespère.

    On dit qu'il braille, et pour cause ! S'il cherche à dissimuler son ambition et même un certain égoïsme, c'est que la conquête du monde de la voix est Paon cherchant à dissimuler son ambitionpour lui plus ténébreuse, héroïque et, disons-le, démoralisante, que pour bien des créatures.

    Bref, cet instrument ne lui est d'aucun secours pour exprimer les affections subtiles qu'il lui arrive de ressentir. Toujours la complexion physique de l'organe détermine sa voix, et le trahit.

    La plupart des paons finissent, adultes, par se résigner, à moins qu'ils ne portent cette croix avec morgue, tentant d'enfouir aux confins de la conscience cette tache congénitale.

    Ceux-là ne s'expriment presque plus, sauvages et ombrageux, ils s'efforcent de ne communiquer qu'en variant postures et attitudes.

    Ils compensent cette infériorité en se perdant d'admiration orgueilleuse pour la beauté plastique Paon et paonne. Peinture sur soie de Maruyama Ôkyo, 1781.qu'ils procurent à la création... mais tous ne s'en accommodent pas ainsi.

    Lorsque disparaît le soleil, les paons et les paonnes se perchent sur des branches pour rejoindre Morphée.

    Toutefois, certains et certaines, plus portés à la contemplation, plus sensibles à l'harmonie de l'univers, se mettent à l'écoute.

    Ils cherchent à percevoir la musique qui vient de la forêt si un vent doux en fait chanter les ramées, ils épient les rossignols des nuits entières, luttant afin de ne pas succomber au sommeil, et s'ils savaient sourire, ils le feraient.

    On raconte qu'un paon de cette trempe, un soir, ferma les yeux afin de se mieux pénétrer du récital offert à son ouïe par le monde et les astres. L'hymne devint messe, puis romance, assoupissante sérénade, enfin frêle berceuse.

    C'est ainsi qu'il s'éleva dans les airs et découvrit des contrées inconnues de lui et de ses semblables. Bientôt il quitta la forêt et survola un point lumineux, qui l'attirait. C'était une ville.

    S'approchant, il entendit des sons nouveaux, inimaginables, inimaginés. Il se posa non-loin de la source sonore. Un orchestre jouait en plein air.

    C'était une symphonie. Mais les voix des outils que l'on frappe, que l'on caresse, au-travers desquels on souffle et tous les autres, avaient beau être merveilleux, inouïs et somptueux, quelque chose manquait.

    Comme tu le sais, en ce temps-là, les hommes ne savaient pas interpréter les œuvres de façon harmonieuse. Les notes se succédaient sans discontinuer, à peine le dernier ton du hautbois s'estompait-il que le violon répondait, presqu'interrompu par les cymbales. Il n'y avait aucun silence intercalé entre les notes.

    Quelle émotion... ressentir au même instant tant de blandices acoustiques, se reconnaître incapable de manier le moindre de ces instruments avec des ailes, et réaliser simultanément que l'orchestre ne produisait qu'une sorte de cacophonie.

    Il avait découvert à la fois les possibilités d'instruments qui le ravissaient, et la cause de leurs dissonances : il n'y avait aucun silence ! On ne pouvait savoir si les notes étaient tenues jusqu'au bout ou finissaient mollement, si les rythmes se détachaient... on ne respirait pas avec l'orchestre.

    Le paon était douloureux, envahi, et pourtant une euphorie sereine le saisissait. Des limites intimes, personnelles, et qu'il croyait naturelles, cédèrent. C'était si fort que cela le rendit presque triste. Son cœur enfla, sa conscience augmenta.

    Alors il comprit qu'il lui avait été donné d'entendre cette musique pour faire présent aux hommes de la séraphique perfection à laquelle des notes justement accordées peuvent atteindre. Il pouvait produire, lui, ces suspensions, ces pauses que cèlent des souffles secrets. Il pouvait être la grâce ordonnatrice des sons.

    Sans comprendre comment ni pourquoi, il se réveilla soudain parmi ceux de son espèce, sur la branche d'où il avait pris essor cette nuit-là.

    Il transmit aux membres de sa tribu tout le savoir qui lui avait été fraîchement révélé. S'y intéressa une minorité, essentiellement constituée de ceux des paons qui, la nuit, juchés dans les branchages, écoutent le jeu des arbres et du vent.

    Depuis, chaque paon, s'il le veut intensément, peut lier et détacher et recomposer, tous les éléments d'une œuvre  musicale de son choix. Lorsque, enfin, il maitrise absolument son art, mais alors seulement, il impose sa magie silencieuse à tous les exécutants du morceau qu'il s'est approprié.

    Il est devenu la musique suprême : le silence. En fermant les yeux, il sert la musique, et ses interprètes lui obéissent, toujours et partout. On dit que ces paons-là connaissent le bonheur et la compassion

    Paon ?Ils détiennent la clef du monde, ce sont nos semblables.

    Sachons reconnaître l'inaudible battement de leurs ailes, dans toutes les salles de concert, dans chaque opéra, et toutes les fois que des hommes se rencontrent pour des notes s'assemblent.

    La voix, certes, manifeste de l'intelligence dans le langage. Elle peut être la lumière et la vérité de l'être. Par la musique et le chant, devenir sa plus féconde et sa plus pure manifestation.

    Or, la vérité du paon n'est ni dans sa splendeur extérieure sans mérite, ni dans le trouble éraillé de sa parole. Le plus profond accord qu'il ait éprouvé et qu'il nous lègue comme un devenir, est fait de la texture de son silence.

    Voilà ce que, mon cher naturaliste, tu ne verras jamais sous une lentille de microscope. Et pourtant, c'est là tout ce qui m'importe.


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  • Un peu d'Inde

     

    I.     Journal

    Une tradition hôtelière coloniale

     

     

    Le 23 juillet - Delhi, l'Impérial

     

    Il y a, ici, l'Europe de nos parents et grands-parents (à l'anglaise).

    Le personnel est pléthorique et (donc ?) inefficace.

    Delhi, maintenant, en particulier, ne m'intéresse pas.

     

     

      Le 25 juillet - Bénarès, le Taj

    A Bénarès, on doit pouvoir mourir de bonheur fondu. Tout sans cesse reflète l'essentiel... comme une odeur. Non pas l'harmonie (du tout), plutôt le chaos de la vie qui est pulsions anarchiques et non-sensées.

    La chaleur, la « languidité »[1] invitent les indiens à renoncer au superficiel, et leur niveau de vie, au superflu.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>  </o:p>Le 26 juillet

    Je n'ai pas de facilité à éclairer ce qui était timide en moi, mais qui se légitime, s'ensoleille et se normalise. Cet ordre dans le désordre, tous deux admis, vaut mieux que le nôtre, car on s'y accroît. Des zones latentes s'irriguent, s'avivent.

    Les mots me sont assez inutiles, immense avantage d'être seul, non préoccupé de communiquer.

    Rien de spécial. Ni illumination ni transfiguration : un accroissement légitime, quelque chose de l'OM qui vibre universellement, plus à l'aise ici. Je suis comme une éponge humide qui manquerait encore d'eau.

    Je me fais plutôt bien à la chaleur. Santé étonnamment parfaite, je dors peu.

    Les hôtels où je suis sont l'inverse de ce qui les entoure... mais ils m'influencent peu. Ils offrent les services du confort matériel, ce qui est beaucoup... et rien.

    Je ne fais pas de photos, mais ce soir, par exemple, j'ai re-visualisé la promenade aux ghâts, durant deux heures, la conscience  minimale et l'être ouvert.

    Etre en Inde est une source pour approcher ce sous-continent. Les textes, la plastique, les paysages, les gens... en sont d'autres. N'en privilégier ni exclure aucune.

      Le 27 juillet

    Rien à ajouter.

      Le 28 juillet

    En me regardant dans un miroir, j'ai très bien vu qu'il y avait une tête d'homme.

    Bénarès : une fin du monde permanente, en directe et pas tragique du tout : l'omphalos.

    Mon orthographe vacille plus que d'habitude et le démon grammaire devient revêche. Bof... Fatigué aujourd'hui, je reste à l'hôtel : bouquins, bain, flemme.

    Je dors ou veille n'importe quand, selon les besoins.

    Je viens de constater avoir perdu deux pages de ce texte ! Gardé à la place un insipide brouillon des 25 et 26 courant ! Shiva les a prises... C'est bizarre, je trouvais ces deux pages vraiment bien, les ai relues deux ou trois fois... impossible de me souvenir de leur contenu ! Tombées dans le puits profond de l'oubli, ces première impressions fortes n'ont pourtant rien laissé d'apparent.

      Le 29 juillet

    Je suis souvent renvoyé à mon identité d'occidental francophone. Nous avons pris de la distance avec nos classiques, à force de les traiter, étudier, commenter... Nous abordons Montaigne, Kant, les grecs et latins plus comme des témoins d'eux-mêmes ou d'une époque, que comme les explorateurs du monde et de nous même.

    Au contraire, ce sous-continent nous invite à une contemporanéité immédiate avec les réalités connnues dès l'antiquité. L'Inde traditionnelle est une sorte d'Empire Romain, qui aurait réussi à se maintenir.

    J'aime regarder les programmes TV pour enfants. On leur explique le sens des gestes des danses, etc., pour qu'ils apprennent. J'essaie d'en faire autant.

      Le 30 juillet

    Il est 9 heures du matin, je reviens d'être allé acheter un parapluie. Déjà je trouve les rues de Vârânasî moins étranges... presque normales.

      Le 31 juillet

    Tout va parfaitement. Ai été fatigué et un peu de diarrhée le 27, le 28 mieux, depuis parfait. Je dors 9/10 heures comme un bébé.

    Visite du temple népalais au bord des ghâts. Le courant est si fort sur Ganga, que trois hommes à ramer suffisent tout juste pour le remonter.

    Il n'y a rien (exceptés une calculatrice pour trouver le prix des choses, et le dico français-anglais-français qui me sert à commander à manger) dans mes bagages, que j'aie choisi : Lhakpa ([2]), Myriam, Anne-Marie, ma mère et même Anne pour un bouquin, ont décidé de tout.

    Dire ici : « I like this contry », provoque le plus souvent un silence qui a bien l'air de dire : « vous faites comme vous voulez ». Sympathique et énorme différence d'avec le nationalisme sourcilleux des africains et latino-américains... Les indiens rouspètent facilement contre leur administration, les retards, leur pays, attendant sans arrière pensée qu'on les approuve... comme une odeur d'objectivité.

    Même si je reste tout une journée à l'hôtel, je prends deux bains par jour, sans quoi les indiens me feraient honte... ils se lavent eux-mêmes, l'un l'autre, leurs objets, leurs habits, leur maison, parterre, tout le temps.

    Se baigner dans le Gange à Bénarès purifie de tous les péchés. L'incinération (500 par jour) sur les ghâts libère du cycle des réincarnations. Il y a un bébé long comme deux mains dans un suaire tâché de sang qu'une femme mène d'un pas leste à la crémation (mort cette nuit), des serpents à caresser.

    Trois chèvres me sautent dans les jambes pour me dépasser sur des marches.

    Des mendiants de toutes sortes regardent des enfants nus des deux sexes qui se baignent dans une Ganga couleur lisier : la vraie vie, antique, sans fards ni cellophane.

    Comme on respire bien : les effluves des morts et le regard des femmes semblent vrais.

    Un chien déboule soudain en direction de la barque et s'arrête lamentablement après quelques mètres, chevilles dans l'eau, avec son air malade.

    Il est pitoyable, comme presque tous les animaux d'ici. Les bateliers rient, moi de même. Il espérait attraper quelque chose, il a faim, il essaie de se débrouiller... j'allais dire : comme tout le monde.

    La réception de l'hôtel, ni la banque qu'il renferme, n'arrivent à m'alimenter en petite monnaie : 1, 2, 5 roupies, qui pourtant sont la nécessité pluriquotidienne des bakchichs et de la rue. Les clients ne mettent sans doute les pieds dans cette dernière qu'en se bouchant le nez, et rarement. Ils font des photos et des vidéos (surtout s'ils sont japonais) jusqu'à indigestion, incluse.

      Le 1er août

    Levé à 9 heures, départ à 10 pour visiter une maison de Mère Térésa : fous, poliomyélitiques, impaludés, orphelins, vieux abandonnés, gangrenés auxquels on a amputé des membres putréfiés et pleins de vers... et la mère supérieure, comme elle le devait : sereine, nonchalante, souriante, donnant son temps à chacune et chacun.

    Puis visite d'une école... réunion des maîtres qui ont 60 élèves par classe, pour 40 de prévus : ils protestent.

    Ensuite, l'autre maison de mère Térésa. Un  petit orphelinat : presque tous malades ou fous. Sa mère supérieure à mon arrivée : « It lookds strange to see a rich man coming to visit our children ».

    Piscine du Taj.Retour à l'hôtel : deux whiskys au bar, longue discussion avec le serveur sur le mariage, la foi, la tradition, Dieu et les dieux. Puis quelques brasses dans la piscine dont l'eau est refroidie et purifiée. Il est 16 h, je suis dans ma chambre... pleine de fleurs partout (jusque dans la salle de bain). Je vais regarder la TV, on y donne un Rocky.

    Ca a pris sept jours, mais depuis hier, je ne peux pas entrer dans la salle à manger, le bar, aller à la réception, sans que les garçons ou managers ne me « sautent dessus » pour parler des conditions de vie, des coutumes, citer Martin Luther King, la Bible, etc.

    Est-ce l'identité indienne ou de croiser la faune internationale, ou les deux, qui leur fait venir tant d'idées intéressantes, de points de vue originaux, sincères ? J'opte pour le vieux fonds indo-européen, façon agora.

      Le 2 août

    Ce matin, comme depuis quatre jours, je ne peux pas aller voir les plantations de fleurs utilisées pour les fêtes : la crue de Ganga l'interdit. Le taxi m'emmène donc vers d'autres jardins floraux, aux limites de la ville. Là où ils se trouvaient, vivent des familles de pauvres, dans 30 mètre cubes de masure, chacune bâtie de terre ou de bouse de vache.

    En bordure de cette désolation grise, s'élèvent ou se construisent plein de maisons en brique. Les fleurs ont été remplacées par les bicoques du malheur, à leur tour supplantées par le grignotage des excroissances urbaines. La ville dépasse tout et déborde sans cesse sur les zones intermédiaires de la misère, annonçant une campagne de plus en plus lointaine.

    <o:p>  </o:p>Le 3 août

    Avion, waiting-list... Delhi, l'Impérial.

      Le 4 août

    Jammu, capitale d'hiver du temps de l'Empire britanniqueDelhi-Agra : mousson : impossible se poser, retournons à Delhi, puis Amritsar (fouille) - Jammu, pour m'installer à l'hôtel Ashoka.

    Visite, dans la périphérie de Jammu, d'un château anglais du début du 19ème siècle, probablement.

    Tous ses éléments - même les bouches d'égout qui l'entourent - viennent de Londres.

    Lorsque les ouvriers eurent fini le manoir, le maître des lieux leur fit couper les mains, pour qu'ils ne puissent utiliser ailleurs le savoir-faire britannique qu'ils avaient acquis.

    Aujourd'hui, les indiens aiment regarder les singes irrespectueux qui ont fait du monument - devenu musée - leur lieu de prédilection.

    Je suis allé, sur une colline de la proche banlieue de la ville, dans un petit temple hindou. Là j'ai dû sacrifier au rituel et y boire l'eau du dieu offerte à ses pèlerins. Liquide répugnant, sans doute infecté... le moyen de faire autrement ? L'autruche que je suis ne s'en porte que... plus saintement.

    Le conducteur du taxi est intéressé par la politique... on parle, on parle (en y repensant, tous les mots dits tiendraient en cent lignes).

    Terrasse de l'Ashok d'où je vois des collines et rêvasse au «Whocares»Les hôtels de luxe ont des airs de catafalque, car pour éviter la chaleur, on s'y renferme derrière des murs épais de plusieurs pieds, fenêtres closes.

    Or, ici, le climat légèrement plus doux permet que le bar ait une baie vitrée, et même une terrasse, donnant sur la piscine. L'on peut y dîner, ou y prendre le café, une fois le soleil couché.

    Il est 22 h, je viens de rentrer et écris ces lignes dans ma chambre. Je suis épuisé, mais j'ai revu un peu du panorama de l'univers : des collines au loin, le ciel, l'évolution des nuages, et surtout la lune, grande amie... ahhhhh, je sors de prison ! La nature a des splendeurs à nulle autre pareille... truisme vécu.

    Pourtant j'avais visité le Tchad, fait un diplôme en étude du développement, descendu le Nil... comme j'ai mis du temps à vraiment m'en convaincre: l'aide au développement n'est que l'expression, stricto sensu, de nos intérêts ou de la mauvaise conscience de l'Occident - le plus souvent d'origine médiatique.

    Les populations des pays de ce qu'il était convenu d'appeler le tiers monde s'en sortiront (l'Inde) ou pas (le Tchad), seules. Reste l'aide immédiate pour soulager ponctuellement, partialement, un petit peu de souffrance. En écrivant ces lignes, une vie disparaît ici, à Jammu, pour cause de faim.... Ne valait-elle pas les autres ?

    En buvant mon café, me sont venues quatre ou cinq sensations/idées impérissables, qui devraient figurer ci-dessous.... Chacune à son tour a fondu. C'est la faute au « Whocares » ([3]). Il s'agit d'un bel oiseau que je connais bien. Il s'appelle ainsi par onomatopée, selon son cri : un hululement assez grave. Ici, il a du ventre et de la nonchalance. Il a toujours raison. Lui résistent un peu, par moment, la silhouette des jeunes femmes et quelques dieux dans le ciel... mais cela est seulement dû à l'inadvertance de ce paresseux volatil.

    Si je parle trois quart d'heure par jour, c'est un maximum. Mais chaque fois il s'agit soit d'informations utiles à échanger, soit du fond des choses. Tout ce silence est un bienfait.

    Il y a une certitude que j'ai acquise, quand même (et qui n'allait pas de soi) : je suis un être humain.

      Le 5 août

    Long article dans le Kashmir Times sur la manie du curfew. Pour un oui ou un non, il est décrété et le couvre feu est bientôt l'état normal de la région. Pas un jour sans son lot de morts politiques. Le soir, les garçons rentrent chez eux et seuls quelque uns, vivant tout près de l'hôtel, assurent un service de nuit très minimum.

    Je comprends maintenant l'étonnement des agents d'Indian Air Lines de me voir avec un billet pour Jammu : « Do you really want to fly to this place ? », ou d'autres voyageurs qui ne croyaient pas possible de s'y rendre (« restrected area, isn't it ? »). A l'aéroport, nous sommes quatre seulement à descendre ici et je suis le seul occidental : 80% de touristes en moins que l'année passée, m'apprend l'unique taxi.

    Je ne souhaite nullement, en consignant mes observations dans cet espèce de « journal » de mon voyage en Inde, être approuvé ni réfuté. Mais en l'écrivant, parfois, j'aimerais bien savoir s'il y a des résonances possibles ?

      Le 6 août, Dharamsala

    7h30 de taxi pour aller à Dharamsala. Méchant coup de soleil sur le bras gauche qui était exposé hors de la voiture. Sept contrôles militaires en chemin.

      Le 7 août

    Je change des dollars au noir, ça vaut le coup.

    Allé rencontrer le parent de Lhakpa, puis visite d'un dispensaire, ballade dans le village.

      Le 8 août

    Au Tibetan Children Village : j'arrive sans m'être annoncé, on trouve les dossiers des enfants sponsorisés par une amie et moi en quelques minutes.

    Une classe au TCVEnsuite visite du centre, de l'école, des maisons où les enfants habitent... cet orphelinat est une sorte d'idéal, simple et chaleureux. L'eau est chauffée par cellules solaires, les enfants et les lieux sont propres.

    Ma filleule est adorable et terriblement gênée. On lui a rasé la tête à cause des poux qu'elle a eus. Le petit de mon amie et les autres gosses sont plus dégourdis, sans crainte et ludiques. Ils m'assaillent, nous nous amusons bien ensemble.

    A l'hôtel ce soir, quatre sikhs m'invitent à dîner avec eux. Ils sont jeunes, bruyants et contents d'exister. Nous allons manger dans une gargote où la cuisine est chinoise. De retour on boit - ils ont une capacité étonnante, je suis enfoncé - sur la terrasse de l'hôtel. Très ivres en fin de soirée, ils m'apprennent des danses punjabi.

    Enfin nous nous séparons, mais l'un d'eux revient dans ma chambre. Rapidement je comprends qu'il a envie de coucher avec moi. Très « grand frère » je le reconduis à la porte ; il obtempère, assez lamentablement.

    <o:p>  </o:p>Le 9 août

    Le parent de Lhakpa me prend en main pour une visite marathon de Dharamsala. Il a peu de temps car il fait exécuter des travaux dans sa maison et veut en surveiller l'avancement.

    Le tour se compose comme suit : hôpital tibétain et son annexe astrologique, pharmacie traditionnelle - comme la plupart - conservatoire de médecine, bibliothèque & musée, centre d'information (impression et diffusion de divers bulletins, et documents, dans le monde entier), dont les rotatives mériteraient une place de choix en Europe dans n'importe quelle exposition sur les origines de l'imprimerie.

    Enfin une lamaserie dans laquelle des bonzes étudient. Elle comprend une sorte de salle royale qui occupe les trois quarte de l'espace, avec en surplomb sur une estrade, le trône du Dalaï-lama, qui vient souvent y enseigner et méditer.

    Les sikhs croient en l'existence d'un dieu créateur et rejettent le système des castes.Les fondements de la mystique tibétaine, de Lama Govinda, me semble le meilleur texte que j'aie lu sur le bouddhisme du Tibet, voire sur le bouddhisme tout court.

    Pour le quatrième jour de suite je suis immergé dans les autres, envahi. Le chauffeur de taxi est devenu un familier, le parent de Lhakpa vient assez fréquemment me voir.

    Le manager de l'hôtel (un ancien pilote d'air India) est aussi souvent qu'il peut avec moi dans la journée et nous passons presque tous les soirs seuls ensemble ou avec d'autres clients et le personnel de l'hôtel cherche également ma compagnie. Il y a de nouveau quatre sikhs, plus âgés que les précédents, qui m'invitent ou s'invitent pour manger, boire, discuter.

    Et tout ce monde veut me convier, qui dans son village natal, qui à continuer mon voyage avec lui... solitude et immersion dans autrui, deux versions du même oubli de moi, qui lui, reste heureusement presque tout à fait constant.

     

      Le 10 août, 23 heures

    Tout à coup, une envie incoercible d'écrire.

    Lu aujourd'hui des bouts d'Océan de sagesse du Dalaï-lama et encore du Govinda.

    Puis discuté sur la terrasse, très agréablement, avec une jeune femme italienne. C'était si doux que même le personnel en a changé de ton. Ce dernier était un peu gêné... mais il est devenu très prévenant et « gentil » lui aussi. Hélas, même elle ne restera ici que cette nuit : l'eau défaillante, les clameurs de garçons, les pannes d'électricité, la radio que des maçons népalais font tonitruer dans le chantier jouxtant l'hôtel (c'est le meilleur de Dharamsala, mais il est en construction) vont la faire fuir.

    En fait, je suis le seul client qui reste ici plus d'une nuit. Le premier soir pourtant, c'était décidé : les nuisances sont insupportables : demain je pars. Le lendemain, j'ai demandé à mon ami tibétain de trouver un autre hôtel... Il fait les démarches et cependant je domestique ma colère, éprouve le ridicule de mon égo insatisfait et... décide de rester.

    Quand je pense qu'au Taj de Bénarès j'ai sérieusement insulté le manager pour m'avoir fait attendre un whisky pendant une heure... l'homme est ondoyant, multiple et divers, disait quelqu'un, n'est-ce pas ?

    Cet hôtel m'enseigne beaucoup pour approcher tolérance et compassion. Je suis donc mieux ici, avec ces inconforts multiples, que n'importe où ailleurs. J'ai bien fait de rester !

    Pour terminer la soirée, je reviens sur la terrasse où rêvasse le factotum de l'hôtel. Il est vieux, boiteux, très modeste. Rapidement, nous nous mettons à jouer avec des papillons attirés par la lumière des lampadaires : deux gamins tout contents de communiquer sans paroles. Il sourit beaucoup, les garçons de service sont surpris et... un peu vexés d'être « moins bien traités » que ce vieil inutile. Toute à coup, j'imagine en lui mon gourou.

      Le 11 août

    Dans le miroir, j'ai aussi clairement vu l'animal en moi.

    Leçon de Dharamsala : le « Whocares » évoqué ci-dessus, est un pôle de notre être, mais reste dans le monde fini, ce qu'il y a de non-universel en nous : de l'égo sublimé. Il semble ne pas s'être remis du fait que rien ne compte, puisque « je » ne suis rien dans l'univers. Mais il ne nidifie pas là où finit l'illusion. La « voie du milieu » demande de pouvoir passer de la matière à l'absolu, et retour. Ce mouvement de l'océan à la goutte et d'elle à l'océan, infiniment déployé, est la vérité, me semble-t-il.

      Le 14 août

    J'y reviens : le « Whocares » est un peu veule quand même. Sa supériorité tient à son point de vue panoramique : il juche sur Sirius, soit ! Mais Sirius n'est pas l'infini, et en outre il serait ridicule qu'il se prenne pour le centre du monde ou un quelconque trou noir universel, car il n'y en a pas. Enfin, lui aussi n'est qu'une illusion. Simplement, quand on monte vers le Grand Miroir, il se tient quelque part au début du chemin.

    Le Temple d'or

     

    Le 15 août - Amritsar, le Mohan Internat

    L'emphase architecturale du Temple d'or, les souvenirs sanglants qui s'y rattachent et les tensions actuelles qu'il suscite, ne me laissent pas percevoir son message spirituel.

    Tout élan subtil y semble d'avance empâté et comme abêti par les entraves d'une munificence bien trop humaine.

    Des enfants faisant leurs ablutions dans la grande pièce d'eau de ce monument, m'y apparaissent presque déplacés... c'est tout dire.

    Je pars demain.

     

     

    II.     L'alambic
     

      Le 26 juillet

    La fin de toute valeur n'est-elle pas de rendre l'individu respectable ?

    L'inde patriarcale aime, montre et manifeste du respect pour ses filles et ses femmes ; ce que l'occident ne sait plus vraiment faire. Naturellement, elles y sont aussi maltraitées. Elles sont les pivots. S'ils ne fonctionnaient pas, ce ne serait pas une lubie, ni une petite affaire.

    Ce ne sont pas les minima physiologiques non assouvis qui touchent (cela se sait par cœur depuis longtemps et un peu partout), mais comment ils sont traités, perçus, sont irradiés, orientés par les strates culturelles d'il y a 4000 ans, 200 ans, d'hier et de demain.

     

    <o:p>L'Adavu se structure en trois éléments : figure de base, succession de quelques pas et attitude décorative des mains.</o:p>Le 28 juillet, 2h30 matin.

    Il n'y a rien de plus communicable, dans une culture consensuelle, que les stéréotypes. Ils y sont comme les mots. Leur arrangement, l'ordre de leur succession, fait le sens de ce qui est exprimé.

    La danse traditionnelle repose sur l'interprétation de gestes archétypiques - appelés, par exemple, Adavus dans le Sud de l'Inde.

    Tout comme l'enchaînement de ces unités chorégraphiques rituelles compose l'ensemble d'une représentation, dans la vie quotidienne : la suite périodique des mimiques est un discours.

    Ne pas confondre le point de départ avec celui d'arrivée, même si le chemin forme un cercle  - ou une spirale.

    La naïveté des débuts est certes semblable à la vacuité du bout du chemin, mais toute l'étendue de la progression, justement, les sépare.

    Je commence à penser : bête comme une description qui se veut le reflet de celui qui regarde. User de ce moyen a La vacuité du bout du chemin.quelque chose de fuyard, d'inavoué. Si tu as  quelque chose à dire : parle !

    Le bouddhisme, au fond, est une version un peu plus intellectuelle de l'hindouisme.

    Le 11 août, j'ajoute que cette remarque est presque juste, mais ne peut quand même pas faire l'affaire, car trop réductrice.

    Plutôt : le bouddhisme est comme version postérieure (avec une nuance positive) du brahmanisme dans lequel il est né, en s'y opposant.

    Bien débarrassé du pêché, il ne reste tout au pus que des erreurs, qui elles-mêmes ressemblent à des stades (nécessaires ?).

    La vérité, si le mot renvoie effectivement à un contenu, ne serait-elle tout entière que le processus d'abandon de nos errements successifs ? (De nouveau, le chemin...)

      Le 28, 16h

    Le féminisme occidental a été élaboré pour la femme, parfois contre l'homme. La société hindoue est faite pour l'homme (de préférence brahmanique), et parfois contre la femme. Ne pourrait-on, pour changer, jouer à faire comme si nous étions des êtres, simplement de temps en temps ?

    Condescendance et bienveillance engendrent des comportements très voisins ; elles reposent cependant sur des motivations qu'un océan sépare. Regardez, par exemple, quelqu'un faire la charité : comment apprécier son geste ?

    Le succès de ce que l'on peut entreprendre n'est pas si fragile que ça, mais plutôt très improbable au départ.

      Le 29

    Il n'y a guère qu'en philosophie que l'occident admet que les œuvres d'hier ne soient pas dépassées (il en est moins certain pour les arts) : la portion est congrue et le regard court.

    Les indiens de la rue sont le plus souvent d'un physique sec, comme leurs représentations du monde et l'anglais qu'ils parlent. Pas d'extension immodérée de soi, le moelleux a fondu, ou n'a pas lieu d'être.

    L'hindouisme fait du Bouddha un avatar raté de Vishnou, montrant par là une sorte d'humour ironique que la réduction islamique du Christ, qu'opère le coran, à un simple prophète de seconde zone, ne sait atteindre.

    Les sciences sociales et la psychanalyse sont des manipulateurs et découvreurs du matériel humain, des instances ludiques qui bornent leurs perceptions et activités en définissant leurs jeux. Or, le jeu est indéfinissable et peut-être même, n'en est-il pas un.

    Les divinités, leurs énergies, sont mêlées à la vie quotidienne, qui elle, est faite de la nécessité de manger et de travailler.

      Le 30 juillet

    L'Inde, matériellement, va s'en sortir, cela est un fait. Mais qui sait, peut-être y aura-t-on un peu moins de foi ?

    L'Inde produit plus de 950 films par an.Pourvu que l'Inde échappe à l'asepsie ! Qu'elle se déplace et mange plus à l'aise, cela est en train. Reste à espérer qu'au bout elle ne tourne pas à la japonaiserie mesquine. Peut-être sa diversité l'en préservera-t-elle ?

    Puisse dans les siècles à venir, l'Inde infuser largement dans le monde et non le monde ratatiner cette civilisation !

    Notre sens de la mesure en toute chose est écœurant. Les bornes nous serrent de trop près. Les comportements doivent certes être régulés, mais nous les emprisonnons.

    Il semble que la violence ici comme partout (à l'exception du chiisme islamique ?), ne puisse être imputée au religieux ni à la culture. Tout au plus peut-elle réussir, dans certaines circonstances, à les manipuler ; mais elle apparaît d'avantage en dépit d'eux, contre eux.

    Il me revient que nous avons 99,9% de gènes communs avec le chimpanzé et je crois 97% avec le lapin : tout se joue à la marge... qui n'est qu'une marge.

    On peut constater que l'Inde est autant une démocratie que les pays d'Europe ou d'ailleurs, par son cinéma. Les puissants, les riches et même la police y sont dénoncés dans leur désir de pouvoir, d'argent et de jouissance, violemment. Et la salle applaudit, trépigne presque, avide de ces réquisitoires.

      Le 5 août

    Si un psychologue et un sociologue rencontraient un martien, je redoute que l'image qu'il emporterait de nous ne soit un peu limitée et assez confuse. Peut-être certains mythes pluri-sémiques, ou regarder un enfant qui joue, lui en diraient-ils plus long.

      Le 9 août

    Indiens, bouddhistes et sikhs sont bien obligés de se tolérer, se supporter dans l'existence quotidienne, mais ne s'intéressent franchement pas les uns aux autres : une quasi-indifférence teintée d'hostilités anciennes et ritualisées.

      Le 10 août

    Kant et Sartre sont dans le bouddhisme ; lisez Lama Govinda et vous verrez.

    Il y a quand même quelque chose de choquant dans le bouddhisme : les pierres - sinon précieuses et symboliquement - lui semblent inutiles. Sa compassion et son attention s'arrêtent au vivant. Les zones minérales sont peu explorées : dommage.

    Les hommes sont souvent assez simples : leur tranquillité, l'argent et pouvoir commander semblent les occuper tout entiers. Ils aiment présenter cette vitrine d'eux-mêmes. Je préfère ma part féminine.

    On peut se demander si l'interruption de ses études par le Dalaï-lama, alors qu'il n'avait que 16 ans - pour cause de chinoiseries - n'explique pas parfois son apparente extrême candeur. Les textes de Lama Govinda, Rimpoché Trungpa, par exemple, semblent plus « virils », matures ?

      Le 11 août

    La logique ne tolère et propose qu'un point de vue, finalement assez simple, sur l'être, dont les multiples dimensions ne peuvent en fait qu'être personnellement expérimentées.

      Le 12 août

    Le pape vient dire bonjour au Dalaï-lama. Ils pique-niquent avec des enfants du Tibetan Children Village... c'est pour quand !?



    [1] « Languide » se trouve chez Corneille : « Ne laisse pas mon âme impuissante et languide ». Mais si vraiment vous préférez, lisez : « langueur » au lieu du néologisme choisi.
    [2]  Ami tibétain qui défend sa cause et que je fréquente, en Suisse.
    [3] Oiseau mythique que j'invente.


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