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    Au premier étage d'un grand hôtel, je me retrouve dans une soirée hongroise. Un peu plus d'une centaine d'invités en robes longues, bijoux scintillants, quelques smokings, une majorité de complets sombres et de cravates à la mode, se connaissent, s'apprécient, se détestent.Le sceptre d'Ottokar

    Un brocard persifle discrètement celui-ci, une étincelle de fierté s'allume dans un oeil en commentant le parcours de celle-là.

    Assis, quelques aïeux cacochymes en tenues noir-obsèques, dont cette soirée constitue sans doute la seule sortie de l'année, s'efforcent de faire figure de vivants.

    Une coterie d'exilés de longue date, au sein de laquelle je ne parviens pas à trouver ma place - zut.

    Le dîner commence : il y une quinzaine de tables rondes dans la salle de réception. A chacune s'installent environ une dizaine de personnes.

    Il y a un coin pour les jeunes (les moins de quarante ans) et un autre pour les aînés, ceux qui ont connu « en vrai » eux-mêmes, ou au moins leurs parents, la vie dans la Hongrie d'avant 1949.

    S'y retrouvent quelques nobles ou prétendus et autres descendants imbus de leur arbre généalogique. Ce sont les vénérables, les garants (on ne sait pas trop de quoi). Pour me faire honneur, on m'y a installé - zut.

    Je m'ennuie ferme, j'ai chaud, j'attends que le dessert arrive et soudain, une musique folklorique fait se tourner toutes les têtes.

    Une petite vingtaine de jeunes gens, filles en bergères d'opérette avec robes gonflantes, plusieurs couches de jupons et poitrail affiché dans l'échancrure d'un bustier brun, garçons en uniformes de velours à dominante verte, avec galons, cordons et autres chamarrures, semblant tout droit sortis de l'album de Tintin « Le sceptre d'Ottokar », font irruption et se mettent à danser martialement.

    Je souris intérieurement au ridicule de la scène, mais considérant que les familles présentes ont toutes beaucoup souffert du fait que les communistes leur ont « tout pris, mais tout, du jour au lendemain », j'adopte un air de profond recueillement.

    Surprise : une demi-heure à peine écoulée, les pastourelles à décolleté et les hussards-danseurs disparaissent - non, ils ne seront pas conviés à rejoindre l'assemblée et on ne les reverra plus.

    A côté de moi, une vieille dame grassouillette en robe noire à broderies argent, pleure d'émotion. Je la regarde avec compassion. La glace est rompue et je deviens la proie de ses souvenirs, récriminations contre sa famille et commentaires sur les derniers faits divers - zut.

    Madame s'adresse exclusivement à moi. Souhaitant me libérer un peu de son emprise, j'essaie à plusieurs reprises de mêler mon voisin à notre conversation. Seulement, à chacune de mes tentatives, Madame brise l'échange à trois pour se concentrer sur notre tête-à-tête - zut.

    Après un certain nombre de vaines tentatives, comme la foudre tombe sur le pauvre homme, je réalise que Madame ne me préfère pas, mais est hostile à mon voisin : il est noir ! Je lui lance un lourd regard empreint de reproche et saisis à sa mimique qu'elle a compris que j'ai compris.

    Elle se redresse avec suffisance, pince les lèvres au milieu de son visage plissé et, en guise de revendication silencieuse de son racisme à peine dissimulé, me défie bien en face.

    Sans esclandre, je décide cependant de me passer de café et, au grand dam de Madame, me lève pour m'échapper de ce rassemblement grand-guignolesque.


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  • Le Vague des Passions

    Je devais avoir environ seize ans lorsque, pendant le cours de français, je me suis senti percé à jour. Comme on surprend quelqu'un qui fait quelque chose et qui soudain prend conscience qu'il est en fait observé depuis un certain temps, à son insu.

    Il s'agissait du « vague des passions » chez Chateaubriand. Je retrouve l'extrait du Génie du christianisme :

    « (...) le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui (...) sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout (...) ».

    En classe, je réalisai alors avec grande honte et confusion, que mon propre imaginaire était infesté d'influences picturales, télévisuelles, cinématographiques et livresques et que celles-ci formaient une sorte d'écran entre la réalité et la perception que j'en avais.

    Et voilà qu'un écrivain que je respectais peu, ayant vécu avant moi, avant la TV et le Cinéma, avant mai soixante huit etc., décrivait précisément, et me faisait découvrir, un fonctionnement qu'inconsciemment jusqu'alors, je reproduisais.

    Je me sentis transparent, craignant que les autres élèves, les enseignants, mes parents, ou n'importe quel quidam, ne s'aperçoivent de mon secret.

    La sensation cuisante qui avait accompagné cette révélation intime me revient en écrivant ces lignes.

    J'ai ensuite tenté de repérer en moi, pour m'en délivrer, l'emprise de ces conceptions préfabriquées que je prenais pour les miennes et me suis souvenu longtemps que pour être moi-même, il fallait que je me méfie, aussi, de ce que d'autre avaient imprimé dans mon esprit.

    On retrouve ce « thème » littéraire : l'examen des préjudices causés dans l'imaginaire par les médias (qui comblent des insatisfactions de la vie réelle, mais en produisent d'autres, non moins impérieuses), naturellement dans le bovarysme, mais Musset, le Roquentin de Sartre ou les Précieuses ridicules de Molière, l'ont également illustré, approfondi, interprété...

    Sans trop oser espérer que ce sujet, vraisemblablement trop "littéraire", voire "culpabilisant", soit encore abordé aujourd'hui dans les cours de français, attendons peut-être quand même qu'un film à ce sujet passe à la TV, et pourquoi pas qu'un jeu vidéo en fasse l'objet, afin d'aider nos jeunes à y méditer aussi - on peut rêver !


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  • Paroles fraternelles

    Tissot, 1898, Caïn menant Abel à la mort (au moins de leur relation)

     

    Cher Caïn,

    Je devais avoir un peu plus de dix-huit ans. C'est le soir et nous sommes, ta femme toi et moi, assis au petit chalet dans la chambre donnant plein est. Il s'agit de me faire comprendre que la relation que j'ai avec toi n'est pas saine, que nous sommes trop proches.

    J'insiste pour la maintenir, mais vos avis sont faits. Je dois comprendre que ton couple ne peut se développer normalement avec une relation trop profonde, entre toi et moi.

    Je me rappelle l'obscurité qui s'épaissit, la larme sur ma joue, ainsi que le sentiment de détresse et d'incompréhension, qui m'envahit. J'ai mis des années à seulement pouvoir y penser.

    C'est là le dernier moment fort qui nous concerne et dont je me souvienne. Il y a eu dans les mois qui ont suivi, une ou deux autres occasions qui ont confirmé, dans ma mémoire, cette volonté de me tenir à distance.

    Trente ans durant, hormis quelques rituels obligés - genre Noël - je ne nous vois réunis que pour traiter de questions relatives à la santé de nos parents, de gestion financière ou de biens.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    Au prix de certains efforts, probablement mutuels, ces rencontres ont généralement été acceptables. Encore que, la plupart des images de toi qui me reviennent sont celles d'un frère suffisant, attendant que l'on s'adapte à ses humeurs, rigolard, et ostensiblement indifférent.

    Il n'était alors pas question que tu concèdes de parler de ce que tu, nos parents, ni surtout moi, pouvions vivre ou penser, mais de rester parfois dans de lourds silences et le plus souvent dans l'anodin, afin de suivre une ou deux fois par an, une obligation formelle. Or, pour échanger, il faut être deux.

    Ces souvenirs ne me font plus souffrir car trop de temps m'en sépare, et je ne les mentionne pas ici pour te les reprocher. Je ne les invoque que pour te dire qu'en ce qui me concerne, notre relation est morte et m'est devenue insignifiante. Je ne désire ni ne vois comment changer cela.

    Lors de notre dernière discussion, fort loyal, tu m'as dit que maintenant que maman est décédée, nous allions pouvoir renouer plus facilement. Or, j'ai l'impression que ta motivation n'était pas de comprendre ce qui s'est passé entre nous, ni de t'enquérir de mon sentiment sur tout cela.

    En somme, il me semble que ce n'est pas avec moi que tu veux avoir une explication, mais plutôt vis-à vis de tes fils ; et je ne vois pas en quoi cela me concerne.

    C'est sans rancune, en considérant simplement ce que je ressens, que je termine en te disant que j'ai beau me gratter le crâne, mais ne trouve ni raison, ni envie, de te revoir.

    Signé

    Abel de Brillar


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  • Père et Fils     Notule paternelle

     

    De son vivant, ou peu après sa mort, qui a eu lieu il y a presqu'un quart de siècle, l'empreinte de mon père sur moi était fraîche et vigoureuse, mais j'esquivais de la percevoir, plus encore de l'analyser.

    Maintenant que son image s'estompe (je n'aurais pas cru cela possible), la représentation que j'ai de son influence sur moi se perd dans celle des institutions que j'ai fréquentées, des milieux traversés, de la critique de l'époque vécue dans ma jeunesse, et des livres lus.

    Sans savoir réellement les nommer, certaines de ses névroses, dont quelques absolues, de celles qui, à la longue, sécrètent la résignation, expérimentent leur surplus de vie en moi.

    Pourtant, papa n'est pas devenu abstrait, il s'amenuise en s'étendant, se subdivisant en une sorte de constellation de divers mode d'existence possibles qui l'ont environné, et desquelles il a façonné son propre moi.


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  • Ecrire... ou non ?

    Avant-propos, écrit il y a un ou deux ans

    Seuls subsistent d'une oeuvre deux ou trois moments : des éclairs dans du fatras. Vous dirais-je le fond de ma pensée ? Tout mot est un mot de trop. Il s'agit pourtant d'écrire: écrivons..., dupons-nous les uns les autres. Cioran (La tentation d'exister)

    Je trouve, dans un de mes dictionnaires de citations « La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur qui s'agite et parade une heure sur la scène, puis on ne l'entend plus. C'est un récit plein de bruit, de fureur, qu'un idiot raconte et qui n'a pas de sens. »

    Alors je me dis que non, vraiment, je ne puis ni bâtir une vraie œuvre, ni ne pas l'entreprendre.

    Comme on renonce à une ligne de conduite jamais tenue, je me résous ainsi à considérer mon existence et à en prendre des bouts pour en faire des fragments d'écrit.

    Pour finir, je retrouve le désir, je régresse, je m'assieds devant mon ordinateur et commence : « Toute ma vie, j'en ai eu une autre... »

    Ce sont des morceaux épars de ce projet que l'on retrouve ici.

     


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