• Y a quelque chose qui ne marche pas dans la transmission

    C'est ça la culture, c'est un peu chiant, c'est bien ;
    chacun est renvoyé à son propre néant.
    Houellebecq (Plateforme)
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Je me dis que tout peut être réévalué. L'austérité érudite et la timidité de mon père, les ambivalences et l'amour de ma mère, mes études, mon travail, mes relations avec les autres. Tout. Néanmoins, j'ai de l'estime quant à la vie en général, bien que modérément pour la mienne.

    Lorsque je vois un côté positif ou durable à une situation, j'y découvre immédiatement les négatifs ou provisoires, et inversement. C'est en partie pour cela que je n'aime pas beaucoup parler d'autres choses que de travail : Comment choisir dans le foisonnement et l'ambiguïté des sujets dont les gens aiment à discuter, comment s'arrêter à tel ou tel aspect ? Il y a tant de lieux communs, de présupposés ou simplement d'affect en jeu, jusque dans un propos rationnel sur la raison !

    Plus je regarde mon enfance de loin, et plus je comprends les principes, les structures, les possibilités et impossibilités qui m'ont fait. Le presque rien que je suis devenu est bien souvent partagé entre une énorme envie de se désengager de tout et de petits enthousiasmes partiels. Or, chacun de ces mouvements se brise  immanquablement en cent morceaux contradictoires, que mon esprit finit par renoncer à rassembler.

    Alors, me dis-je, comment donner des repères à ces jeunes qui, dit-on, font n'importe quoi ? D'ailleurs, où trouveraient-ils une stimulation, alors que les grands textes littéraires et philosophiques deviennent très généralement étrangers aux préoccupations de nos contemporains.

    Mais mes cogitations se poursuivent : il faudrait leur faire sentir le plaisir qu'il y a à mieux comprendre soi-même et son environnement grâce aux outils de la connaissance... Et... Euh... Ah non ! Le « Il faudrait », là, dans le coin... non : à la base du raisonnement, le sabote ! Pourquoi faudrait-il leur donner le goût de la culture ? Parce que... je l'ai ! Bon, bon, mais pour eux, cela pourrait ne pas être un point de départ suffisant.

    La TV non plus. Il y a même une statistique qui montre que plus un enfant passe de temps devant son poste, plus il a de chance de devenir délinquant ! Et le Cinéma ?  Des films avec des effets spéciaux et des sentiments  bébêtes, juste bons pour formater la nouvelle génération en ados désorientés et « rebelles ». Je joue une minute avec l'idée d'un vrai rebelle, genre Gandhi ou Mandela, confronté à ces « rebelles » auxquels l'absence de cohérence seule est opposée.

    Un enfant aujourd'hui, de toutes parts, est surinvesti : nombril de sa mère, centre de son monde, phénomène à épanouir pour l'école et les psys, futur pourvoyeur de retraites et avenir du monde pour tous. Parlant de ses enfants, Montaigne remarque, taux de mortalité infantile du 16ème siècle oblige, qu'il ne se souvient pas exactement combien il en a eu.

    Le changement d'époque pourrait s'avérer difficile pour les jeunes, lorsqu'ils seront livrés à leur propre vie, hors de l'enveloppe protectrice parentale. La révolution copernicienne intime qui les attend pourrait être rude.

    C'est moi qui l'ai fait !Il y a certes de notables avantages à ce que personne ne s'autorise plus à imposer la notion de cercle à des apprenants, comme on dit dans les milieux pédagogiquement informés, surtout s'il s'agit de construire une roue.

    En s'emparant du projet, les apprenants commenceront par la fabriquer carrée.

    Puis ils découvriront l'existence de l'hexagone et saisiront que cette figure permet à la roue de mieux tourner.

    Il n'est pas impossible qu'ils poussent, encouragés par des professeurs bienveillants, jusqu'au dodécagone, atteignant chemin faisant les objectifs essentiels de s'être approprié la problématique, d'avoir pu parler du tricycle de leur enfance et du moulin électrique de leur maman.

    Ils auront pris beaucoup de plaisir à déplacer la brouette à roue dodécagonale et à explorer les dimensions ludiques de cet apprentissage. Quant au cercle, bah, il y a des vélos dans les supermarchés et des spécialistes qui connaissent п et tout ça parfaitement. Et au fond, eux seuls ont vraiment besoin de savoir.

    Une transmission difficileAlors ? Ne pas trop attendre de l'enseignement.

    Les rapports de force peuvent y être malsains, les enjeux diffus, l'ascension hiérarchique (comme pour les balons stratosphériques) assurée trop souvent par la quantité de vide, la conformité aux normes et la malléabilité que le candidat présente, les programmes problématiques, les notes discutables.

    Les bénéfices qu'un élève peut en retirer sont en outre fortement biaisés par les inégalités sociales, la trajectoire individuelle... bon, bon.

    Évidemment, derrière chaque échec ou chaque réussite scolaire, se retrouve une vraie vie. Une vie d'élève qui ne demande qu'à s'élever.

    Mais aussi, plus concrètement, une fille ou un garçon, avec un environnement : une famille, un milieu, des modèles...

    Il y a aussi les diplômes des parents, la fortune, le racisme, le sexe, le domicile et tant d'autres facteurs qui pèsent si lourd dans un destin de jeune.

    Mais famille et milieu, ça forme pas mal un tout de déterminations scolaires. Les sociologues nous apprennent aussi que l'enseignement assume de moins en moins la fonction d'ascenseur social. Bourdieu l'a joliment montré, et c'est peut-être justement pour cela que la génération qui l'a suivi s'est évertuée à le désavouer.

    Pour ce qui est des familles, c'est compliqué : monoparentales et recomposées comme ceci pendant certains moments de la semaine et puis autrement pendant les vacances. Et il y a les psys, les maîtresses... qui transmet quoi dans ce patchwork ? Bref, on ne peut réduire l'entourage à une relation simpliste ni surtout homogène ou univoque.
    J'ai sommeil ; je m'endors.

    Au réveil, je songe aux épris de l'art, de la culture et de la science, que je vois emmenés dans une sorte de Titanic. J'espère que le naufrage épurera le patrimoine et renouvellera son approche.

    Je vois l'un des passagers agrippé à des feuilles de papier imprimé, l'autre à une toile de Bacon, un troisième à des éprouvettes. Certains, attachés à une référence trop lourde, se noient. D'autres abandonnent tout pour sauver leur vie.

    Je m'y aperçois, au milieu de la tempête, essayant d'apprendre un paragraphe de Kant par cœur, avant de me jeter dans les flots, misant sur ma mémoire pour en sauver quelques lignes et sur la chance pour survivre.

    Il me semble que le plus souhaitable serait que les très profonds mouvements de la société permettent à quelques héritages de surnager pour qu'ils servent à l'édification d'une nouvelle époque. Mais je n'en suis pas certain : Pourquoi une situation de crise, les mouvements de la mer, les efforts de survie des hommes et des femmes ou le poids de ce qui peut flotter, seraient-ils de si bons critères pour le choix des matériaux ? Et l'édification, aura-t-elle lieu ?

    La désagrégation de la société médiévale a accouché de la Renaissance et à cette aune, l'engloutissement actuel pourrait peut-être encore faire figure de belle transmission.

    Des hauteurs de Cambridge, Georges Steiner a tranché : la vraie culture a toujours été l'apanage d'un petit nombre et son avenir est à trouver dans l'invention de nouveaux moines. Pourtant, je rumine qu'après tout, les jeunes sont aussi des êtres humains, ils seront donc curieux.

    Je souris à ce réconfort narquois et disparais dans la lecture du dernier Houellebecq.


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  • Un engagement


    Il y a dans la vie des gens qui croient nécessaire, pour être entendus, d'adopter un ton sérieux, de prendre la voix de Dieu le père. Ces gens-là sont à fuir. On ne peut décemment les écouter plus d'une minute, et d'ailleurs ils ne parlent pas: ils affirment. Ils donnent des leçons de morale, des cours de pédagogie, d'ennuyeuses leçons de maintien. Même quand ils disent vrai ils tuent la vérité de ce qu'ils disent. Christian Bobin (Isabelle Bruges).

     

    Lorsqu'un de mes collègues m'exhorte, mois après mois, à entrer en politique, il m'arrive de penser au beau geste de Cincinnatus et imagine même, sans rire, de m'en inspirer. Mais à l'époque, Cincinnatus n'a d'autre appartenance que son identité de patricien romain, pauvre de surcroît. Or aujourd'hui, les institutions politiques s'appuient sur des appareils autrement aliénants que le seul sentiment d'engagement envers la société.

    J'ai successivement adhéré à trois partis et ai collaboré avec des membres de tout l'échiquier politique, de l'extrême gauche à la droite nationaliste. De quelque bord qu'il soit, jusqu'à un certain point mais inexorablement, la politique remodèle le militant selon les normes du groupe, ne serait-ce que parce que, pour être efficace, il faut organiser la convergence des individus.

    Certes, les leçons des grands totalitarismes du siècle passé ainsi que les excès de la langue de bois sont partout admis, mais l'esprit critique, le questionnement des leaders et surtout le doute ou la reconnaissance des initiatives des membres d'autres partis - voire pire: de tendances rivales internes à sa propre formation - restent, stricto sensu, inacceptables.

    Unanimisme et intolérance édictent leur règle, non dite, occultée, et qui revient à postuler que les autres ont tort ou raison non en fonction d'arguments, mais dans la mesure où ils se rallient à la position de son clan, par définition infaillible.

    Convivialité et épreuves partagées aidant, en quelques mois, surtout si le militant prétend à quelque rôle réel, le processus fait de lui, plus ou moins à son insu, un écolier prêt à recevoir toutes les leçons de ses maîtres.

    Il conserve certes une autonomie réelle sur la plupart des sujets particuliers qu'il est amené à aborder, mais sur les questions centrales définies par les instances du parti, si nécessaire, il se convainc lui-même de la justesse des vues qui lui sont en fait prescrites.

    Il y gagne diverses présidences (de section, de comité, de bureau, d'assemblée, de conseil, de commission, de fondation, d'association, de coopérative, d'amicale... les occasions ne manquent pas) et autres hochets symboliques, mais aussi quelques miettes de réelle influence sur l'évolution de la Cité, ou au moins d'un secteur particulier de la vie publique.

    Voire, s'il passe quelques années à rendre de loyaux services, à user avec succès du côté « club de placement » de sa tribu.

    Je dis "le militant", mais la militante est dans le même cas, si ce n'est que certaines, une minorité certes, mais influente, ajoutent un cercle dans la secte.

    Il s'agit pour celles-ci de chevaucher de justes combats, mais afin de se retrouver et se promouvoir mutuellement. Cette pratique transcende toute autre considération, et se trouve justifiée à leurs yeux par les innombrables, et réelles, injustices faites à d'autres femmes.

    Je me souviens de la réflexion de certaines, habituées à se réunir dans des groupes exclusivement féminins, lors du Congrès d'un grand parti : « Je ne me rendais pas compte qu'il y a tous ces hommes », «  Si c'est une femme, c'est donc une merveille » ou « Je ne pourrai jamais voter pour un homme »...

    Pour ce qui est des élites, fort peu d'artistes et intellectuels de haut vol acceptent de se vouer à la chose publique. Il n'y a guère que quelques régisseurs et administrateurs de poids pour s'intéresser à siéger dans un hémicycle. La représentation du peuple y est donc plus démocratique que l'on ne pourrait l'imaginer.

    Outre le monstrueux sacrifice de temps et d'énergie que cela requiert, ne serait-ce pas aussi parce que penser revient à ne pas s'épargner dans la déconstruction et que toute réflexion un rien sérieuse ne peut s'entreprendre qu'en se mettant soi-même sur la table de dissection ?

    La politique, tout comme le syndicalisme ou le monde de l'entreprise, raisonne exclusivement en termes de stratégie et de défense d'intérêts, de recul ou de victoire. Ici, ce ne sont pas les questions qui comptent, mais les réponses. Justification et promotion de soi-même, d'identités collectives, défense de territoires, mobilisent toutes les énergies, constituent l'alpha et l'oméga.

    Plus prosaïquement, les politiciens se doivent, afin de se faire remarquer, d'affirmer, de s'emporter, de dénoncer "l'arbitraire absolu" et "l'injustice criante" des autorités, des possédants, de la globalisation, ou de toute entité stigmatisée comme adversaire en la situant, et c'est là le point critique, comme ontologiquement en dehors de soi et de son camp.

    Or, même pour les sciences dures comme la physique, situer l'observateur à l'extérieur de l'expérience étudiée est une erreur, car sa simple présence en modifie le résultat.

    Dénoncer l'égoïsme en s'en acquittant est grotesque, mais c'est le fondement même des discours publics. Cette position de surplomb marque la limite de toute réflexion politique, qui peut être efficace, mais reste essentiellement réactive et complaisante.

    N'étant pas un fanatique de la démocratie représentative, je verrais volontiers se développer les expériences de vote par Internet, en étudiant la question de la mise à disposition de postes et de documentation accessibles à tous.

    Néanmoins nous continuerons vraisemblablement, pour bien des années encore, à nous dessaisir de notre souveraineté pour un nombre calibré d'années, que l'on nomme une législature, en faveur de quelques-uns.

    C'est qu'hélas, le champ politique rabat toutes considérations sur un même plan, sans hiérarchie ni pondération des arguments. Il reste à espérer que les électeurs, ainsi que les journalistes, deviennent moins sensibles aux rodomontades et péroraisons et s'attachent davantage à l'information de fond, aux bilans circonstanciés, des élus et des formations politiques.


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  • Une initiation tchadienne
     
    Le souvenir commence avec la cicatrice
    Alain (Propos sur l'éducation)
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    Je déambule dans la Vieille-ville. Sur la Place principale, un groupe d'artistes joue du balafon et un jeune homme danse. Il est à torse nu. Il est noir. Je regarde ce beau corps se contorsionner, puis ferme les yeux... Je me rappelle mon premier contact avec l'Afrique.

    Avec mon père et ma mère, je débarque pour la première fois sur le sol d'un autre continent. De l'aéroport de N'Djamena, nous filons direction l'hôtel et là, l'on nous fait attendre pour préparer les chambres.

    Je revois le trottoir devant l'hôtel. Il y a des sièges et des tables. Nous nous sommes installés sur des chaises agrémentées de quelques moulures surannées de style 1900, aux pieds graciles et souples.

    Hésitant, curieux, je regarde autour de moi. Mon attention vagabonde sur les alentours: traces de la présence coloniale française, particularités physiques des passants et du personnel, accoutrements, nouvelles odeurs... je flotte.

    Soudain se détachent des grappes de badaud, une grande femme et une petite fille. Elles se dirigent droit sur nous. Le flou de mon esprit se dissipe. Cette trajectoire et ces deux formes humaines envahissent toute ma conscience.

    Dans un malaise, je comprends qu'il n'y a aucun moyen d'échapper à la rencontre que la femme au boubou a programmée.

    Il ne m'est bientôt plus possible de ne pas voir se dégager de ces deux êtres, deux personnes particulières, extraordinairement réelles et singulières, qui continuent résolument d'avancer.

    J'essaie de redevenir songeur et distrait, j'imagine aller chercher un Zola qui m'attend dans ma valise, mais la femme n'est déjà plus qu'à un mètre, poussant la fillette devant elle. Elle porte une calebasse remplie d'arachides. Ce sont des mendiantes. J'ai honte.

    Elles ont tout leur temps et la farouche détermination qui les a amenées jusque devant ce groupe de trois blancs en vacance, s'évanouit en une disponibilité patiente. Toujours assis, je parviendrai à ne regarder à aucun moment le visage de la femme, terriblement présente dans le bleu profond parsemé de veinures vertes de son boubou.

    Le tissu ondoie sur ses formes suggérées. Je n'apercevrai de son corps que ses mains et ses avant-bras, séparés par de lourds bracelets dorés qui carillonnent en suivant ses gestes.

    Je ne suis plus mal à l'aise, mais défait, lorsque la petite fille me tend les arachides. Impossible de ne pas la regarder. Elle doit avoir dix ans, ses cheveux crépus forment un duvet coupé court. Elle n'est couverte que d'un vague pagne et toute sa peau, si noire, si vivante, la revêt d'un éclat majestueux.

    Elle croise mon regard. Ses graves yeux blancs mangent son visage ébène, révélant des pupilles interrogatrices. Ni obséquieuse, ni menaçante, elle accorde juste ce qu'il faut de gentillesse à cet échange.

    Gauche et compassé, j'y réponds, alors qu'en secret quelque chose crie, puis éclate dans mes fibres. Je l'avais pressenti, mais il était impossible de fuir. Et maintenant c'est fait, quelque chose est en train de mourir en moi. Les regards de la petite fille me poignardent. De nouveaux équilibres cherchent subtilement, douloureusement, à réajuster ma conscience et mes sentiments.

    J'ouvre les yeux, réinvestis mon présent et comprends, à plus de trente ans de distance, que ce quelque chose que ce regard si clair a détruit, ça devait être de la pureté. Yeux humides, je soupire et me dis que j'ai connu, moi aussi, ma petite version du sanglot de l'homme blanc.


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