• Un engagement

    Un engagement


    Il y a dans la vie des gens qui croient nécessaire, pour être entendus, d'adopter un ton sérieux, de prendre la voix de Dieu le père. Ces gens-là sont à fuir. On ne peut décemment les écouter plus d'une minute, et d'ailleurs ils ne parlent pas: ils affirment. Ils donnent des leçons de morale, des cours de pédagogie, d'ennuyeuses leçons de maintien. Même quand ils disent vrai ils tuent la vérité de ce qu'ils disent. Christian Bobin (Isabelle Bruges).

     

    Lorsqu'un de mes collègues m'exhorte, mois après mois, à entrer en politique, il m'arrive de penser au beau geste de Cincinnatus et imagine même, sans rire, de m'en inspirer. Mais à l'époque, Cincinnatus n'a d'autre appartenance que son identité de patricien romain, pauvre de surcroît. Or aujourd'hui, les institutions politiques s'appuient sur des appareils autrement aliénants que le seul sentiment d'engagement envers la société.

    J'ai successivement adhéré à trois partis et ai collaboré avec des membres de tout l'échiquier politique, de l'extrême gauche à la droite nationaliste. De quelque bord qu'il soit, jusqu'à un certain point mais inexorablement, la politique remodèle le militant selon les normes du groupe, ne serait-ce que parce que, pour être efficace, il faut organiser la convergence des individus.

    Certes, les leçons des grands totalitarismes du siècle passé ainsi que les excès de la langue de bois sont partout admis, mais l'esprit critique, le questionnement des leaders et surtout le doute ou la reconnaissance des initiatives des membres d'autres partis - voire pire: de tendances rivales internes à sa propre formation - restent, stricto sensu, inacceptables.

    Unanimisme et intolérance édictent leur règle, non dite, occultée, et qui revient à postuler que les autres ont tort ou raison non en fonction d'arguments, mais dans la mesure où ils se rallient à la position de son clan, par définition infaillible.

    Convivialité et épreuves partagées aidant, en quelques mois, surtout si le militant prétend à quelque rôle réel, le processus fait de lui, plus ou moins à son insu, un écolier prêt à recevoir toutes les leçons de ses maîtres.

    Il conserve certes une autonomie réelle sur la plupart des sujets particuliers qu'il est amené à aborder, mais sur les questions centrales définies par les instances du parti, si nécessaire, il se convainc lui-même de la justesse des vues qui lui sont en fait prescrites.

    Il y gagne diverses présidences (de section, de comité, de bureau, d'assemblée, de conseil, de commission, de fondation, d'association, de coopérative, d'amicale... les occasions ne manquent pas) et autres hochets symboliques, mais aussi quelques miettes de réelle influence sur l'évolution de la Cité, ou au moins d'un secteur particulier de la vie publique.

    Voire, s'il passe quelques années à rendre de loyaux services, à user avec succès du côté « club de placement » de sa tribu.

    Je dis "le militant", mais la militante est dans le même cas, si ce n'est que certaines, une minorité certes, mais influente, ajoutent un cercle dans la secte.

    Il s'agit pour celles-ci de chevaucher de justes combats, mais afin de se retrouver et se promouvoir mutuellement. Cette pratique transcende toute autre considération, et se trouve justifiée à leurs yeux par les innombrables, et réelles, injustices faites à d'autres femmes.

    Je me souviens de la réflexion de certaines, habituées à se réunir dans des groupes exclusivement féminins, lors du Congrès d'un grand parti : « Je ne me rendais pas compte qu'il y a tous ces hommes », «  Si c'est une femme, c'est donc une merveille » ou « Je ne pourrai jamais voter pour un homme »...

    Pour ce qui est des élites, fort peu d'artistes et intellectuels de haut vol acceptent de se vouer à la chose publique. Il n'y a guère que quelques régisseurs et administrateurs de poids pour s'intéresser à siéger dans un hémicycle. La représentation du peuple y est donc plus démocratique que l'on ne pourrait l'imaginer.

    Outre le monstrueux sacrifice de temps et d'énergie que cela requiert, ne serait-ce pas aussi parce que penser revient à ne pas s'épargner dans la déconstruction et que toute réflexion un rien sérieuse ne peut s'entreprendre qu'en se mettant soi-même sur la table de dissection ?

    La politique, tout comme le syndicalisme ou le monde de l'entreprise, raisonne exclusivement en termes de stratégie et de défense d'intérêts, de recul ou de victoire. Ici, ce ne sont pas les questions qui comptent, mais les réponses. Justification et promotion de soi-même, d'identités collectives, défense de territoires, mobilisent toutes les énergies, constituent l'alpha et l'oméga.

    Plus prosaïquement, les politiciens se doivent, afin de se faire remarquer, d'affirmer, de s'emporter, de dénoncer "l'arbitraire absolu" et "l'injustice criante" des autorités, des possédants, de la globalisation, ou de toute entité stigmatisée comme adversaire en la situant, et c'est là le point critique, comme ontologiquement en dehors de soi et de son camp.

    Or, même pour les sciences dures comme la physique, situer l'observateur à l'extérieur de l'expérience étudiée est une erreur, car sa simple présence en modifie le résultat.

    Dénoncer l'égoïsme en s'en acquittant est grotesque, mais c'est le fondement même des discours publics. Cette position de surplomb marque la limite de toute réflexion politique, qui peut être efficace, mais reste essentiellement réactive et complaisante.

    N'étant pas un fanatique de la démocratie représentative, je verrais volontiers se développer les expériences de vote par Internet, en étudiant la question de la mise à disposition de postes et de documentation accessibles à tous.

    Néanmoins nous continuerons vraisemblablement, pour bien des années encore, à nous dessaisir de notre souveraineté pour un nombre calibré d'années, que l'on nomme une législature, en faveur de quelques-uns.

    C'est qu'hélas, le champ politique rabat toutes considérations sur un même plan, sans hiérarchie ni pondération des arguments. Il reste à espérer que les électeurs, ainsi que les journalistes, deviennent moins sensibles aux rodomontades et péroraisons et s'attachent davantage à l'information de fond, aux bilans circonstanciés, des élus et des formations politiques.


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