• Un souvenir tchadien

    Une initiation tchadienne
     
    Le souvenir commence avec la cicatrice
    Alain (Propos sur l'éducation)
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    Je déambule dans la Vieille-ville. Sur la Place principale, un groupe d'artistes joue du balafon et un jeune homme danse. Il est à torse nu. Il est noir. Je regarde ce beau corps se contorsionner, puis ferme les yeux... Je me rappelle mon premier contact avec l'Afrique.

    Avec mon père et ma mère, je débarque pour la première fois sur le sol d'un autre continent. De l'aéroport de N'Djamena, nous filons direction l'hôtel et là, l'on nous fait attendre pour préparer les chambres.

    Je revois le trottoir devant l'hôtel. Il y a des sièges et des tables. Nous nous sommes installés sur des chaises agrémentées de quelques moulures surannées de style 1900, aux pieds graciles et souples.

    Hésitant, curieux, je regarde autour de moi. Mon attention vagabonde sur les alentours: traces de la présence coloniale française, particularités physiques des passants et du personnel, accoutrements, nouvelles odeurs... je flotte.

    Soudain se détachent des grappes de badaud, une grande femme et une petite fille. Elles se dirigent droit sur nous. Le flou de mon esprit se dissipe. Cette trajectoire et ces deux formes humaines envahissent toute ma conscience.

    Dans un malaise, je comprends qu'il n'y a aucun moyen d'échapper à la rencontre que la femme au boubou a programmée.

    Il ne m'est bientôt plus possible de ne pas voir se dégager de ces deux êtres, deux personnes particulières, extraordinairement réelles et singulières, qui continuent résolument d'avancer.

    J'essaie de redevenir songeur et distrait, j'imagine aller chercher un Zola qui m'attend dans ma valise, mais la femme n'est déjà plus qu'à un mètre, poussant la fillette devant elle. Elle porte une calebasse remplie d'arachides. Ce sont des mendiantes. J'ai honte.

    Elles ont tout leur temps et la farouche détermination qui les a amenées jusque devant ce groupe de trois blancs en vacance, s'évanouit en une disponibilité patiente. Toujours assis, je parviendrai à ne regarder à aucun moment le visage de la femme, terriblement présente dans le bleu profond parsemé de veinures vertes de son boubou.

    Le tissu ondoie sur ses formes suggérées. Je n'apercevrai de son corps que ses mains et ses avant-bras, séparés par de lourds bracelets dorés qui carillonnent en suivant ses gestes.

    Je ne suis plus mal à l'aise, mais défait, lorsque la petite fille me tend les arachides. Impossible de ne pas la regarder. Elle doit avoir dix ans, ses cheveux crépus forment un duvet coupé court. Elle n'est couverte que d'un vague pagne et toute sa peau, si noire, si vivante, la revêt d'un éclat majestueux.

    Elle croise mon regard. Ses graves yeux blancs mangent son visage ébène, révélant des pupilles interrogatrices. Ni obséquieuse, ni menaçante, elle accorde juste ce qu'il faut de gentillesse à cet échange.

    Gauche et compassé, j'y réponds, alors qu'en secret quelque chose crie, puis éclate dans mes fibres. Je l'avais pressenti, mais il était impossible de fuir. Et maintenant c'est fait, quelque chose est en train de mourir en moi. Les regards de la petite fille me poignardent. De nouveaux équilibres cherchent subtilement, douloureusement, à réajuster ma conscience et mes sentiments.

    J'ouvre les yeux, réinvestis mon présent et comprends, à plus de trente ans de distance, que ce quelque chose que ce regard si clair a détruit, ça devait être de la pureté. Yeux humides, je soupire et me dis que j'ai connu, moi aussi, ma petite version du sanglot de l'homme blanc.


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